Chapitre XXI
Waldron ne perçut que très lentement le malaise de Radcliffe. Le choc causé par l’horrible expérience qu’il avait vécue, expliquait partiellement sa lenteur d’esprit; de plus, tandis qu’il subissait un interrogatoire, il était également examiné par le médecin personnel de Radcliffe dont les doigts tâtèrent chacune de ses blessures avec une douloureuse précision avant le diagnostic : pas de côtes cassées. Gréta et lui avaient eu une chance extraordinaire. La force, quelle qu’elle soit, que les extra-terrestres avaient utilisée pour pénétrer dans la chambre forte de Grady avait été assez violente pour ébranler les murs et faire crouler le plafond.
Et, bien sûr, pour écraser le crâne de Grady.
Il finit pourtant par se rendre compte que Radcliffe ne montrait aucun des signes de satisfaction auxquels on aurait pu s’attendre. Pourquoi ? Un coup de dés l’avait rendu maître du Territoire. Il lui faudrait peut-être un certain temps pour consolider son emprise, persuader les autres francs-trafiquants de reconnaître son autorité et calmer les plus fanatiques des Mystiques... Mais il avait une telle avance sur ses rivaux que sa victoire ne faisait aucun doute.
Et pourtant, il était là, sans la moindre trace de jubilation... en fait, il avait l'air abattu et plein d’appréhension.
Se pourrait-il qu’il ait peur que les extra-terrestres ne lui arrachent son nouveau pouvoir avant qu’il ait eu le temps d’en jouir ?
Cela semblait être la seule explication plausible. Naturellement, Waldron ne risqua aucune allusion directe, et, avant qu’il n’ait eu le temps d’y venir par un chemin détourné, il se produisit une interruption qui lui fit sortir le problème de l’esprit.
Un des nombreux serviteurs anonymes entra, porteur d’un téléphone et parla à l’oreille de Radcliffe. Saisissant l’écouteur, celui-ci dit : « Oui, Gabe ? Qu’y a-t-il ? » Waldron tendit l’oreille dans l’espoir de saisir les paroles lointaines de Gabe, mais ce fut inutile; le médecin rangeait ses instruments et faisait bien trop de bruit. Il put cependant en déduire suffisamment à partir des seules réponses de Radcliffe.
« ... Et d’où viennent-ils ?... Je vois. Ça va être difficile de les sortir de là ?... Foutus Mystiques ! Tire dessus s’il le faut !... Je sais, je sais, mais je veux les voir tous ici immédiatement !... Y en a-t-il un autre de blessé ?... Orlando Potter ? Qui est-ce ?... Et les autres, qui prétendent-ils être ? »
Au nom de Potter, Gréta s’était tendue et avait eu de la peine à réprimer une exclamation. Ce qui ne manqua pas d’être remarqué par Radcliffe dont les yeux se posèrent sur elle et y restèrent jusqu’à la fin de la conversation.
« Un Russe, le quoi ?... Bon Dieu ! qu'est-ce que c’est, une bande de mégalomanes avec des illusions de grandeur ?... Oui, oui. O.K., amène-les simplement ici et je me ferai une idée moi-même. Et tu ne te laisses retarder par personne, c’est clair ? »
Il remit brutalement le récepteur dans les mains du serviteur qui attendait toujours et s’adressa à Gréta.
« Le nom d’Orlando Potter semble vous être familier ? »
Gréta s'humecta les lèvres et regarda Waldron avec des yeux dilatés par la peur, mais celui-ci n’avait aucun avis à donner. Il renonça et dit d’un ton résigné : « Oui, vous avez raison. Il... il fait partie du Comité d’urgence. »
Radcliffe serra les lèvres. « Intéressant ! Je veux dire qu’il est intéressant que vous sachiez cela. Je ne pensais pas que beaucoup de gens s’intéressaient au Comité d’urgence. N’est-ce pas une idée comique d’envisager des actions “d’urgence” contre les extra-terrestres ? »
Il se tapotait le menton, les examinant tour à tour d’un air pensif.
« Je soupçonne que nous ne savons pas la moitié de la vérité sur vous deux, poursuivit-il. Par exemple, vous avez dit que vous étiez dans le bureau de Grady parce que Bayers vous avait ramassé en ville. Vous n’avez pas parlé de la petite visite que vous avez rendue à Bennett. Pourquoi ? »
Waldron et Gréta s’entre-regardèrent. Ils n’avaient pas eu l’occasion de mettre au point les détails d’une histoire... inutile de toute façon, puisque Bayers était bien placé pour repérer tous les manques dans les mensonges qu’ils pourraient inventer pour couvrir leur visite chez Bennett.
« A table ! » aboya Radcliffe. Il bondit et fut devant Gréta en deux grandes enjambées. Il enfonça deux doigts durs dans son menton et la força à relever la tête. « Comment avez-vous connu Orlando Potter, pour commencer ? »
Elle dégagea sa tête d’un mouvement brusque et recula pour éviter une autre attaque. « D’accord, je vais parler ! balbutia-t-elle. Je le connais parce que je suis un agent du Comité, c’est mon chef. »
Radcliffe laissa retomber sa main. « Alors c’est ça, dit-il doucement. Je suppose que Smith n’est pas votre vrai nom. »
Elle secoua la tête d’un air maussade. « Je m’appelle Gréta Delarue.
— Vous le saviez, ou elle vous menait en bateau ? demanda Radcliffe à Waldron.
— Je le savais, soupira celui-ci.
— Ah ! Et alors, pourquoi cet intérêt pour Bennett ? Laissez-moi deviner. Vous vouliez faire tomber Grady, et vous pensiez qu’il serait plus souple que moi; c’est ça ?
— Bon Dieu, non, marmonna Piéta.
— Inutile de vous entêter dans un mensonge, glapit Radcliffe. Bennett doit être mort. En tout cas, il a disparu. Mes hommes fouillent toute la ville pour lui et ils n’ont pas retrouvé sa trace. »
Waldron sursauta dans sa chaise. Bien sûr que non ! pensa-t-il. Il est parti te chercher à la Cité des Anges ! Quel meilleur point de départ que le jour où les extraterrestres prennent les affaires de Grady ville en main ?
Il se tourna vers Gréta, souhaitant pouvoir discuter immédiatement de l’idée qui l’avait frappé. Elle crut qu’il lui faisait signe de tout dire. Haussant les épaules, elle dit à Radcliffe : « Non, c’est un de mes collègues. Un physicien. Il achète des objets extra-terrestres pour les étudier, pas pour les revendre. »
Radcliffe fît demi-tour et regagna sa chaise. Lorsqu’il prit à nouveau la parole, son ton et ses manières s’étaient complètement modifiés.
« Je pensais que ces crétins de Washington avaient fait une croix sur les extra-terrestres et ne s’occupaient que de balayer devant leur porte. Et vous me dites que ce n’est pas vrai ?
— Bien sûr que non. Mais, Seigneur, avec cent trente millions d’imbéciles démoralisés et hystériques grouillant comme des vers, pensez-vous qu’il nous reste beaucoup d’énergie pour ce qui se passe ici ? »
Radcliffe réfléchit pendant de longues secondes; puis il dit : « Il y a une chose que je ne comprends pas. Je me vantais de tout savoir sur le Territoire. Je n’ai jamais le moins du monde soupçonné que Corey Bennett fût un agent fédéral. Si sa couverture était assez bonne pour me tromper, moi, pourquoi n’êtes-vous pas allé directement travailler pour lui ? Pourquoi faire semblant d’être la maîtresse de Waldron ? »
Gréta lâcha la dernière salve dévastatrice. « Parce que à n’importe quel prix nous devons l’empêcher de comprendre qu’il est déjà allé dans la Cité des Anges pour vous accuser de... »
Coupure. Complètement surpris, Waldron vit le visage de Radcliffe devenir blanc comme de la craie; les yeux fermés, il glissa de sa chaise.
Il s’était évanoui.
Pour Potter, les événements qui suivirent la mort de Pitirim furent aussi incohérents qu’un cauchemar. Vue, son, sensation, tout lui était indifférent, comme il avait une fois entendu quelqu’un décrire une dépression nerveuse. Il n’y avait aucune profondeur de champ émotionnelle dans sa perception de la blessure béante dans la poitrine de Pitirim, des larmes qui ruisselaient sur le visage de Zworykin, des hurlements hystériques de Congreve à la radio. C’était comme si la texture du temps avait été déchiquetée et maladroitement raccommodée : des images se déroulaient, mais aucun enchaînement rationnel ne reliait ces séquences.
Il lutta pour remettre ses souvenirs dans l’ordre qu’il savait intellectuellement être le bon. D’abord la chute, bien sûr, mélange de bruit, de sang et d’odeur du kérosène qui coulait d’un réservoir percé. Ils avaient atterri sur une autoroute, sans lumière, et l’autre hélico les avait suivis. Des hommes en armes en avaient jailli pour les cerner et les faire sortir. Dominant les hurlements, il avait entendu Natacha abasourdir leurs gardiens d’un pot-pourri d’injures archaïques et littéraires.
Ensuite, le grondement des véhicules : deux énormes camions blindés, avec des phares comme des yeux de dragon. Un des hommes venus avec eux s’appelait Gabe et il avait efficacement pris la situation en main, obtenant le silence et posant des questions sèches et précises. Il transmit les informations à sa base par radio. Vaguement conscient, Potter glana quelques nouvelles : Grady était mort, Radcliffe lui succédait, les émeutes qu’ils avaient vues d’en haut étaient le fait des Mystiques, les extra-terrestres étaient intervenus, ou du moins le disait-on... C’était trop. Il ne pouvait penser qu’à la confiance quasi religieuse qu’il avait mise en Pitirim, à qui il n’avait même jamais parlé.
Entassés comme du bétail dans le camion de tête, ils furent emmenés pour être montrés à Radcliffe. Et pendant ce temps-là, que pouvait-il bien se passer dans le monde ? Potter se demanda si les hordes de Buishenko déferlaient dans le ciel, denses comme des flocons de neige, chargées de cette arme nouvelle dont il avait entendu parler; si les extra-terrestres discutaient des événements du jour, à leur façon, se posant la question de savoir si un autre massacre de la vermine locale était opportun. De telles possibilités étaient intolérables. Il laissa son esprit se replier, endurant passivement ce que le monde allait lui offrir.
Il fallut qu’il soit cahoté dans le camion, poussé dans un long couloir brillamment éclairé, puis dans une pièce où Radcliffe les attendait pour que quelque chose attaque sa cuirasse d’apathie. Et il revint au présent avec la soudaineté de l’éclair.
Gréta !
Elle le regardait d’un air absent, lui fit un vague signe de tête pour tout bonjour. A côté d’elle, le type qui s’appelait Waldron, qu’il reconnut d’après une de ses photos. Tous deux étaient couverts de poussière et en loques, le visage et les mains écorchés et contusionnés, recouverts d’un onguent jaunâtre. Ils étaient visiblement au bord de l’épuisement.
Ce qui était également le cas de l’homme qui présidait la rencontre, Radcliffe lui-même, que Potter reconnut aussi d’après une photo. Mais quel genre de personne était-ce ? De la même pâte que Grady, vaniteux, sans scrupule, indifférent au futur ? Probablement. C’était le genre de type qui pouvait l’emporter dans un tel environnement.
« Vous devez être Orlando Potter », dit lentement Radcliffe. Il ne se leva pas lorsqu’ils entrèrent. « Et monsieur Abramovitch, monsieur Congreve, mademoiselle Nicolaevna et... ?
— Le lieutenant Stoller, dit le pilote d’une voix morne.
— Je vois. Asseyez-vous. Il doit y avoir assez de sièges. Gabe, qu’as-tu fait du corps du gosse ?
— Il est dans le second camion, répondit Gabe.
— Fais-le mettre au frigo. Je ne sais pas s’il existe quelqu’un sur le Territoire qui soit capable d’en tirer quelque chose, mais nous nous assurerons qu’il soit préservé en tout cas. Vous pourrez l’emmener à Washington plus tard si vous le désirez. »
Il examina les nouveaux venus, qui s’étaient assis comme on le leur avait dit: rendus obéissants par l’épuisement, ou le choc, ou le désespoir, ou simplement par prudence et désir d’éviter d’offenser ce nouveau tyran.
« Monsieur Potter, dit-il sans le regarder en face mais en détournant très légèrement les yeux comme s’il avait honte de quelque chose, j’ai parlé à mademoiselle Delarue et appris beaucoup de choses que j’ignorais auparavant. Elle m’a dit en particulier que Corey Bennett est le dingo qui m’a attaqué à la Cité des Anges. » Il s’humecta les lèvres. « J’ai fait fouiller sa maison de la cave au grenier, voilà quelques heures.
— Aucun signe de lui. Mais il y a quelques minutes, mes hommes ont appelé pour dire qu'ils étaient tombés sur des Mystiques qui se vantaient de l’avoir roué de coups, ils l’auraient jeté dans un fossé et laissé pour mort. Il n’est plus dans le fossé. Je suppose donc qu’il est parti. »
Silence, excepté la respiration bruyante du gros Abramovitch.
« Je crois que vous vous demandez à quel genre d’homme vous avez affaire, reprit Radcliffe, et il eut un petit rire amer. Voulez-vous que je vous dise ? Moi aussi, je me le demande. J’avais l’habitude de dire que Grady était un porc et que j’étais un rat, et il y a un grain de vérité là-dedans. Mais aujourd’hui j’ai découvert que je ne sais pas être un vrai rat ! Les rats propagent les épidémies ! Les rats rongent les câbles de transmission ! Ils détruisent les machines, endommagent les récoltes et, bon Dieu ! ils tuent des gosses ! Je veux en faire au moins autant aux extra-terrestres, et je ne sais pas comment m’y prendre. Je veux que quelqu’un m’apprenne ! »
Potter domina son étonnement et alla chercher sa voix au fond de sa gorge desséchée. « Mon Dieu, nous en aurions été capables, mais...
— Mais le garçon que vous aviez fait venir de Russie a été tué, interrompit Radcliffe. Gréta m’a parlé de lui. J’aimerais... » Il hésita. « Mais on ne revient pas en arrière, n’est-ce pas ? Donc au diable, je vais droit au but. Vous vous êtes trompés : le gosse russe n’était pas la seule personne au monde capable d’aller et de venir dans les cités extra-terrestres. Ici même, dans cette maison, il y a un gosse du nom d’Ichabod qui, hier au soir, a fait exactement la même chose et, qui plus est, a même rapporté un objet en état de marche. Il est à vous, avec tout ce dont vous aurez besoin. Ce qui manque, je le ferai venir. Vous ferez un meilleur usage de lui que moi en dix mille années. »